Littérature

Demoiselle Ogata

Bercé par les remuements doux d’une fin d’après-midi de mai, un promeneur s’assoupit dans un parc public. Quelques heures plus tard, ramené à lui par la fraîcheur du crépuscule, il est l’objet d’une singulière requête. Requête émise par les lèvres carminée d’une demoiselle qui semble s’être, sans la moindre semonce, matérialisée à ses côtés. Trop vite, il accepte de venir en aide à cette parfaite inconnue tout droit sortie du Japon traditionnel. Reconnaissante, elle lui tend cérémonieusement une carte sur laquelle il peut lire en filets d’argent: Demoiselle Ogata. Profession: Cryptographe.

Thomas Bouvier, Demoiselle Ogata, Éditions Zoé, 2002

Le Livre du visage aimé

Le Livre du visage aimé ce sont trois histoires d’amour : celle de Grand frère et de son fils adoptif, celle d’un vagabond qui, pour sauver sa femme, entreprend un voyage hasardeux, celle d’un homme isolé qui de son ermitage écrit librement à une femme aimée.

Thomas Bouvier, Le Livre du visage aimé, Éditions Zoé, 2012.

Extrait

“J’ai regardé le monde prendre des couleurs, Dona, j’ai vu monter lentement les verts neufs du printemps. Matin après matin, j’ai vu les feuilles chiffonnées s’extraire de la poisse des bourgeons jusqu’à s’épanouir et luire comme des écus dans le soleil.
J’ai regardé l’herbe nouvelle percer le foin mort écrasé par la neige, petites lances fragiles dont le vert est si vif qu’on aimerait le manger. J’ai caressé le vert doux des mélèzes, le vert sérieux des sapins, j’ai enfoncé ma main dans des mousses aux verts parfois mêlés de jaune, parfois sourds et funèbres comme celui des couronnes déposées au pied des tombes.
J’ai goûté le violet des anémones, le jaune des tussilages, le mauve des soldanelles, j’ai goûté le vert laiteux des lichens, le vert argent des peupliers, le vert soutenu des aulnes.
J’ai regardé monter cette frénésie de verts et, debout entre les arbres, les yeux clos, j’ai humé le feuillage, écouté les bruissements, et des remous délicieux couraient dans ma poitrine.
J’ai regardé longtemps le vent modeler la boule fraîche d’un érable, la caresser, la retourner, la fatiguer.
Au crépuscule, le vent est tombé et j’ai regardé la nuit s’épaissir dans le feuillage fourbu d’avoir peigné tant d’air.”

Revue RBL

À auteur d’oeil est un texte inspiré par une journée de signature passée au Salon du livre de Paris. Il est paru dans la Revue RBL en 2003.

Extrait

“Je lève la tête à la recherche d’un signe. Loin et haut sur la mer des livres, flotte le pavillon des éditions du G. Le nom domine, vertical et carmin sur l’écru de la toile. J’estime la distance, vire de bord et mets cap sur le monstre. La partie du stand qui donne sur l’allée est constituée de huit paddocks où sont parqués les auteurs. Ils viennent d’arriver et discutent, faussement débonnaires. Des plumes noires cerclées d’or, sont déjà serrées dans leurs doigts moites. Je lis les noms, n’en connais aucun et m’absorbe dans la contemplation de leurs doubles argentiques. Les portraits sont bons. Ils n’ont un défaut, quinze ans au bas mot les séparent de ce bel aujourd’hui. Les imprudents ont dérogé à la règle qui veut qu’on affiche de soi que des portraits de quand on était vieux. Leurs nez actuels paraissent plus gros, les visages plus bouffis, et les yeux clairs, pleins de saines résolutions qui n’ont jamais été prises sinon par le photographe, sont maintenant ternes et flavescents. Il semble que l’ardeur qui tendait leurs corps passés a déserté la chair, chair présente et cireuse qu’il porte à présent en pelisse plus très nette. Comme ils étaient fiers dans cet hier rêveur, comme ils sont laids aujourd’hui dans la lumière cruelles des marchands.”

Les mots des cimes

Ombre ovale est un texte paru dans un ouvrage collectif autour du thème de la montagne Les mots des cimes aux éditions Regards du monde en 2004.

Extrait

“Chercher. Chercher le rythme. Le rythme parfait. Adéquat. Celui qui unit le cœur, le souffle, le pas. Mesuré. Métronomique. Qui vide le crâne et chasse hors le corps la pesanteur, comme un vent salubre chasse d’une ville les miasmes de la peste. Chercher le rythme. Le rythme lent qui met d’accord toute la machine. L’os encaisse le choc, les muscles tressaillent, le sang serpente dans les alvéoles minuscules. Et l’arbre des veines tramé dans la chair même palpite sous la peau. Chercher le rythme, celui qui dissout dans la tête, les scories du passé proche. Un pas, un autre. S’absorber toujours plus, tant que l’esprit n’est pas un. Ne pas lever la tête. Chercher pour chaque pas un emplacement exact : l’appui d’une pierre enchâssée dans la terre, le confort élastique d’une motte hirsute, l’ocre égal et velouté d’un sentier taillé de frais. Chercher. Chercher le rythme. Lent. Mesurer. Métronomique. Qui porte pendant des heures sans que le corps geigne.”

Revue Écriture

L . est un texte commandé par la revue Écriture pour son soixante-troisième numéro consacré au thème de la nuit. Ce texte est paru en 2004.

Extrait

“Trois ans que je n’ai enfoui dans mon sein le rire d’un vivant, que je n’ai, dans un demi sommeil, mêlé mes doigts à une chevelure épaisse et doucement odorante, que je n’ai posé entre les os iliaques ma tête sur la peau tiède d’un ventre aimé ou ajusté ma tempe à l’os saillant d’un pubis, prêtant l’oreille au chant du sang sous la chair fine ; humé le parfum d’un sexe, heurté mes dents à d’autres dents, éprouvé tout près de moi, la densité d’une tête qui n’est pas la mienne, perdue toute dans des rêves que je ne connaîtrai pas. Trois ans que je n’ai pris dans mes mains, un visage rieur qui se déride et devient plus grave à mesure que le corps s’absorbe dans le plaisir, se noie doucement dans les caresses qui chuintent sur la peau. Voilà plus de mille nuits que seul je chauffe ma couche, que ma voix seule sonne dans mon crâne et ricoche sur les murs nus pour me souhaiter la nuit bonne.”

De l’image à la matière… et retour

De l’image à la matière… et retour est un texte commandé par le bureau d’architecture 3BM3 à l’occasion du dixième anniversaire de son existence. Ce livre, offert à ses clients par 3BM3, est paru en 2010.

Le titre évoque le fait qu’un bâtiment est d’abord une image mentale dans la tête de l’architecte, image projetée ensuite dans les deux dimensions d’un plan papier ou d’un écran d’ordinateur avant d’être traduite en trois dimensions dans la matière.

Extrait de la préface

“En matière d’image d’architecture existe une doxa bien établie qui se résume en trois points : utilisation de focales courtes – grand angle, voire très grand angle – , préférence pour le monumental, utilisation de dispositifs – hélicoptère, échafaudages, nacelles et récemment de petits drones télécommandés – permettant d’adopter des points de vue sinon inaccessibles. Je ne vois nul inconvénient à ces pratiques et n’hésiterai pas  à y recourir dans le cadre d’autres projets.

Pour le présent ouvrage, j’ai adopté une approche opposée. Au grand angle, j’ai souvent préféré l’austérité du 50 millimètres. À la perspective, j’ai préféré la frontalité. Quant au point de vue, il n’a pas excédé la hauteur de mon trépied. Il en résulte des images simples, conformes  à la perception d’un passant attentif, soucieux d’attirer l’attention sur les caractéristiques du travail de l’atelier. Je souhaite que ce travail invite l’oeil à écouter  les images et par là à découvrir la griffe 3BM3. Les textes sont des chroniques minuscules, un hors-champ des images, une indication sur l’à-côté de leur production.”

America Lonely

Deux points. Une durée. Une voiture. Des images.
Les points : New York – San Francisco. La durée : un mois. La voiture : une Ford.
Une traversée sans plan ni contrainte sinon celle de l’humeur du matin et la nécessité de  se trouver à San Francisco trente jours exactement après le départ de New York.
Et les images ? Faites en dehors de tout motif ou projet particulier, au gré des lumières, des lieux, des éblouissements que procure la traversée de l’espace américain. Carnet de route graphique qui sera revisité de retour en Europe pour structurer le texte.

Un exercice de déprise de soi, de liberté, de dépouillement.

America Lonely a été publié aux Éditions Slatkine en 2012.

Extrait

“ Une intuition m’a retenu, lors de ma descente sur Flagstaff, de me rendre au Grand Canyon.
L’ai-je trop vu représenté en chromos sensationnels ? Ai-je trop entendu parler de lui ? Lors d’une halte dans une station proche du bord sud de la merveille géologique, j’ai eu confirmation de mon intuition première. Moi qui roule libre depuis seize jours, complètement esseulé dans l’espace américain, voilà que je me retrouve au milieu d’une horde de Français, d’Allemands, de Russes et de retraités américains roulant en Ford Mustang et Chevrolet Corvette.
Après avoir soulagé ma vessie et refait le plein, j’ai pris les jambes à mon cou sans demander mon reste.”